Elle me brûle colère


Je suis en colère, je ne sais pas si c’est contre moi-même ou contre le monde.
Une colère qui brûle, comme le soleil que l'on n’arrive pas à atteindre.
Elle me bouffe.
Tu me bouffes colère.

Qui es-tu ?
Pourquoi es-tu en moi ?
Sors.
Va-t'en.
Dégage !

Tu me brûles.
Je n’ai pas les mots pour t’entendre.
Je n’ai pas la voix pour t’écouter.

J’ai l’impression que tu me consumes dans mon corps,
que tu me consumes sans réussir à te saisir,
sans jamais réussir à te comprendre.
Dégage !
Parle-moi.

Parfois, j’ai peur de mourir sans ne jamais avoir été,
comme si l’être se cachait derrière une porte feutrée.
Une porte cachée dans la forêt.

Est-ce que l'on peut passer sa vie à attendre d’être,
à rêver de ce moment où l’on sera enfin
comme si l’on n’était pas encore,
comme si l’on n’était pas déjà assez,
comme si l’on vivait dans l’attente d’être enfin ce je ne sais quoi...
qui n’existe pas.


oleia


Notes :
extrait de texte écrit et joué au théâtre Koltès à Nanterre en avril 2023.
Photo argentique : virée en voilier depuis la Normandie

La relation

La relation

c'est deux mains qui s'écrivent, deux regards qui s'échappent,
deux genoux qui s'invitent, deux jambes qui s'embrassent,
quatre joues qui s'enlacent.

La relation

c'est dix bouches qui s'écoutent et vingt mains qui te portent
c'est dix ventres qui te nourrissent et vingt épaules qui se sourient.

La relation

c'est des coudes et des talons qui se tiennent par la main.

La relation

c'est la sensation d'exister avec toutes ces coudes, tous ces mains,
tous ces jambes et toutes ces bras.

La relation

c'est nous-je et je-nous,
nous avec je, je avec nous,
je-nous ensemble.

La relation

c'est pleurer dans le corps de l'autre
et sentir son corps dans nos larmes
c'est sourire dans ses larmes
et pleurer de joie dans son rire.

La relation

c'est dire non.
non. je ne veux pas de tes mains, de tes bras, de tes jambes.
Je ne veux pas de caresses avec toi.
Je veux la muraille de Chine entre nos corps.
Je ne veux pas sentir ta sueur et ton sexe quand je dors,
je veux renouveler mon non autant de soirs qu'il existe de jours
je veux m'endormir en sécurité la nuit
que ma peau soit poreuse quand j'en ai librement décidé
je veux que le nous s'épanouisse à l'intérieur du consentir
que les je ravalent leur frustration
que le consentement soit le nouvel étendard de l'amour libre

La relation

c'est dire oui.
oui, je veux consentir tes caresses dans mon ventre lorsque l'aube se réveille en sueurs
oui, je veux consentir ta joue frôler mon corps dans nos jambes les soirs de pleine lune
oui, je veux consentir tes doigts danser dans ma nuque et se blottir dans le creux de mes hanches lorsque le printemps s'allongera
oui, je veux consentir tes lèvres s'étreindre dans mon coeur chaque matin où l'hiver renaîtra.

La relation

Est-ce que tu consens à ce que nos corps se rencontrent dans le oui seulement,
seulement lorsque les je sont pleinement vivants ?
adieu au nous si non
Car il s'agit toujours de vivre. Se rencontrer vivant.
Vivre intensément.


oleia

texte rédigé à la fin d'une séance de théâtre corporel et danse libre en préparation d'un spectacle sur le thème de la relation en 2024.
Photo argentique : branches et ciel en Himalaya, double exposition, été 2023.

La falaise verte

Carnets. Sesshin d’Hiver, Ardèche.

Trouble dans la pénombre.

Je conduis au bord de l’eau
Virages dans la main
Les routes sinueuses dansent en moi
Les arbres-amis saluent ma venue

Je suis en retard
Je remonte les marches et contourne la bâtisse en pierre
Un moine m’accueille
je n'ai pas de sandales
mes pieds sont nus
Attendez quelques instants 
ici 

Châle au corps, de blanc et de beige vêtue
Je patiente
dans la pénombre
La ferveur du calme s’immisce lentement
Et le silence plonge en moi
Il fait paisible

Un grincement dans la nuit, la porte en bois s’entrouvre
Je lève la tête
Deux sphères de lumière se hissent dans le hall
inconnu

Trouble dans mon corps
tressaillement
fébrile

Ses yeux sont comme des lunes
un regard sans parole
qui chamboule

Etourdie
tant de poésie

Je ressens la douce étreinte du présage de ce clair dans l’obscur
Ses yeux résonnent comme une lumière sereine à l’horizon
Messagère d’un seuil à franchir

Les deux astres s’éloignent sans bruit dans les escaliers
poursuivant leur chemin

Je suis seule dans la nuit
Le silence m’envahit
Il est tendre 
J’attends

J’entends le bruit sourd de pas qui reviennent
Les grincements sur le plancher en bois se rapprochent
Quelqu’un descend

Il n’y a qu’en plongeant dans sa nuit que l’on peut sentir les étoiles scintiller
Je n’ose pas lever les yeux

la présence frôle mon corps
s'arrête à mon niveau
toute sa proximité dans le silence
perturbée
Je lève le regard

Les mêmes
Encore
Lumineux
Dans l’obscurité
le temps fait pause
Trouble dans l’être
J’entends la lumière

Le regard intense et profond, qui pénètre
Celui réconfortant
Ce sont des yeux de lune
Qui me frappent de tendresse et de beauté

Il n’y a rien à comprendre
Juste ressentir
dans son corps

Je suis en terre d’accueil
Quelque part dans l’inachevé
Près des miens
Je suis en terre apaisée
Je baisse le regard
Ses empreintes disparaissent

Je ressens ses étoiles dans mon cœur
Je suis seule dans la nuit
Le silence m’envahit
Il est tendre 
J’attends

Réveil 4h30
Les bambous dansent et s’évaporent dans le vent
Le gong en bois sonne
Je suis un murmure
J’inspire

J’ai connu quelques regards de cette envergure
Ce sont les regards qui traversent l'espace et le temps
Ceux qui résonnent en soi
Qui nous déstabilisent, nous décontenancent, nous rendent fébriles
Ces regards remplis de mystère

Comme s’ils avaient un message silencieux à nous faire parvenir
Comme s’ils nous disaient quelque chose d’inaudible
Qui ne peut être mis en mot
Qui doit être tu

Un message intemporel qui fait trembler les corps
Un message que l’on portera dans un recoin de notre cœur
Qui nous accompagnera toujours
Sans peut-être jamais savoir ce qu’il avait à nous dire

J'expire
Je porterai en moi ces yeux-lune et ce visage doux comme le miel

Mon visage s’allonge, je n’ai pas mis assez d’encre
Les poils du pinceau bercent le papier de riz
La tâche s’efface 
Le vent l'a gomme
L’éphémère me rappelle que je suis nuage
Je désherbe le rivage comme je nettoie mes pensées
Je me déleste des branchages qui obstruent l’espace
Je fais le vide dans les bois

J’ai voulu interrompre le silence
Et le silence m’a rappelée à l’ordre
Il n’y a pas besoin de parler ici
Entre nuages on se comprend, en flottant
On peut déjà tout se dire sans les mots
Je crois que tout a été dit sans dire
Juste ressentir

Je me penche en avant, l’eau du thé se déverse
Ici le rythme et les contraintes sont tels que le mental résiste
fort
Mais les contraintes auraient pu être autres
Celui qui s’attache à la forme ne voit pas qu'il est aveugle

Jouer le jeu
Tout est jeu
Homo ludens
C’est difficile 
Que se passe-t-il si j'accepte de jouer tous ce.s jeu.x

Ce monde n'a aucun sens
Tout devient rire et danse
Je ris

Le temps passe
les contraintes deviennent musique
Le groupe devient une danse
chaque mouvement devient une chorégraphie
Chaque geste devient une attention à autrui
Une opportunité de pendre soin de chacun
D’être attentif à ce que chacun de nous soit bien à l’intérieur, raccroché, au sein, avec, ensemble

Ici c’est un peu comme au théâtre
On apprend à sortir de soi pour être avec les autres
grande question : qu’est-ce « qu’être avec » ?
Je ne suis pas sûre d’avoir la réponse
Je sens dans le silence nos mains qui se tendent

Ici c’est comme au théâtre, le coeur qui s’ouvre 
Il devient si grand qu’on ne peut plus en saisir les contours
Il grandit jusqu’au ciel, il enveloppe la terre entière
La tendresse et l’amour se déploient autour de nous comme de grandes sphères lumineuses
Il pleut des plumes

Juste le corps, toujours lui, il peut tout dire, tout exprimer, tout sentir
L’intelligence du corps
Il est comme un livre merveilleux
le corps parle
J’ai l’impression que c’est un trésor dont peu en ont découvert le secret
Comme si l'on passait sa vie à ne pas voir que la porte est là
juste dans son ventre

Il suffit de ralentir et d’écouter
Il n’y a que dans la lenteur que l’on peut entendre sa musique

J’aime les gents lents, les livres lents, les vies lentes
Il y a toutes les réponses à l’intérieur

22h
je m’assieds sur la plateforme en bois dans le froid de l’hiver
zazen sous les couvertures
Méditation les yeux à demi-clos sous la nuit étoilée
L’immensité du ciel me procure un vertige de tendresse
Si j’avais pu lui souffler un mot, je l’aurais remercié
d’être nuage
Dans son regard j’ai ressenti la douceur du silence qui nourrit, celui qui réconforte, qui apaise

Je me suis vue, enfant, fille, femme, mère, grand-mère
Epanouie, calme et paisible
Plus aucune attache
Plus de maison d’enfance
Plus de lieu racine

Je suis au bord du vide
Je crois que l'on vit pour ressentir l’excitation d’être au bord
Sentir ce gouffre
Celui de la liberté
ce goût qui crépite à l’intérieur 
Le goût de vivre, un goût de catapulte 

les résistances explosent, éclatent et volent en fumée
Le passé s’évapore
La voie est sans attache
La page est si blanche
Qu’ai-je envie d’écrire ? 

Je veux vivre comme un nuage
Suivre le chemin du vide
Là où tout est flottant
Et m’arrêter lorsque mes brumes s’effondreront de tendresse
J’amarrerai en terre de douceur
Là où les terres sont cotons
Là où les arbres sont cotons
Là où les bancs sont cotons
Là où les oiseaux sont cotons
Je plongerai encore et encore dans ce fleuve silencieux.
Un dernier regard et puis s’en va.
« Prends soin de toi »

Juste un regard à la falaise verte.

oleia

Poussière d’agrumes

Atelier d'écriture 

La première hypothèse est que nous serions tous des agrumes. Des fruits à peler, des bulles à saisir, des pulpes à déchiqueter, des jus à boire, des vitamines à aspirer, des pépins à recracher. 

La seconde hypothèse est sans doute la plus effarante. Nous serions de la poussière, non pas des particules aussi grosses que des grains de sable, dont on pourrait saisir les minces contours ou caresser la granularité. Non. Nous ne serions qu'une fine et invisible texture informe et disparate, sans contours ni centre. 
Un amas vaporeux, errant sans destin dans l'atmosphère. 
Une sorte de buée sans nuage, une sorte de fumée sans présage. 
Insaisissable, donc. 

A moins que nous soyons poussière d'agrumes. 
Il faut parvenir à saisir ses propres brumes, sentir l'épaisseur de ses couleurs dans le ciel. 

Je suis poussière rose pamplemousse. 

Et vous, êtes-vous plutôt poussière jaune citron ou zeste de citron vert ? 

La poussière n'a pas de forme mais plutôt un parfum de fleurs. 
Le drame, qui survient alors, est de ne plus sentir ses odeurs. 

Sentir le parfum de sa peau-laine qui bourdonne et qui vente. 
Sentir la brûlure de ses cendres qui s'efface et s'envole. 
Sentir ses pores enfumés souffler la fleur d'oranger ou la verveine citronnée.

Je suis la pommade de mandarine ou la marmelade de clémentine. 
Je me répands comme une effluve douce et légère, j'embaume le monde d'un arôme éphémère. 


oleia


Photo : argentique, champs d'agrumes entre Sóller et Deià (Majorca)


Quitter le corps social pour entrer dans le corps poétique #carnets de théâtre corporel & danse

Notes-pensées en vrac. dans tous les sens.

Séance 1 Craies blanches dans le vide

j’écris en écoutant : Fairuz – Konna Netlaka

La première séance a été introduite comme suit :

Dans ce cours, il s’agira de quitter le corps social pour entrer dans le corps poétique.

Imaginez deux heures de votre temps par semaine lors duquel vous laisseriez votre corps parler avant vous, vous l’écouteriez en toute humilité, prendriez le temps d’accueillir son langage, ses hésitations, ses lapsus, ses silences, de ressentir ses torpeurs et frémissements. Là, quelque part dans l’univers, je découvre avec des yeux baignés de surprise l’intensité et la profondeur de son langage. Le corps possède sa propre poétique. Sauriez-vous être assez curieux pour la découvrir ?

La scène de théâtre est un tableau noir où nous nous découvrons craies blanches. Avec mon corps, j’apprenais à écrire, à dessiner, à créer; Tout se dessine dans l’instant, rien n’est prémédité, tout se créé de manière fugitive. Les corps se meuvent, s’approchent, se frôlent. A ce moment précis, je me souviens que je suis une simple poussière flottante infime et libre, logée quelque part dans le cosmos.

« Ou bien chaos, entrelacement et dispersion, ou bien union, ordre et providence ». Je redécouvre cette citation du livre IV des Pensées de Marc-Aurèle. C’est donc, étonnamment, non pas dans un cours de philosophie mais bien au cours de théâtre et danse que je pense avoir saisi le sens du mot contingence. En dansant. 

A mesure des mélodies aériennes et spasmes symphoniques, les pas s’accélèrent ou ralentissent, le corps se déploie ou se rétracte, les corps se frôlent ou s’entrechoquent. A chaque instant, le corps révèle sa forme, il s’agit là d’une pure indétermination, la forme se révèle au gré des trajectoires. Lorsque l’on croise un autre corps, il y a soit bifurcation, évitement, ou rencontre. J’ai senti mon corps prendre forme avec une autre forme, j’ai senti mon corps créer une forme inconnue au contact d’une autre matière. La nouvelle forme prend corps dans le surgissement de l’instant. J’ai senti mon souffle haleter, clignoter, bruyant et chaud. J’ai senti leurs gouttes de sueur s’entremêler dans les airs, former une brume d’eau mêlée de nous. J’entends leurs coeurs battre dans mon corps.

En dansant il y a un feu humide qui s’anime. Lorsque je monte sur cette scène, je ne suis plus qu’espace et vacuité, contingence dans la nécessité, une forme vide aux contours vaporeux. Les frontières poreuses qui se déforment deviennent de nouvelles frontières. L’autre n’est pas séparé de moi, nos souffles, nos respirations, nos corps sont en interaction.

Alors qui suis-je dans ce tout mélangé ? Y’a-t-il un je ? Si mes frontières sont poreuses, y’a-t-il une substance, une peau protectrice qui protège du risque de se dissoudre au point de n’être plus ? au point d’en finir par douter de son individualité ?

Y’a-t-il un je ou quelque chose qui y ressemble ?

L’identité n’a-t-elle pour vocation que d’être un concept ?

Y’a-t-il quelque chose qui subsiste, malgré tout, un je qui persiste, auquel je peux me raccrocher ?

Que devient-on alors lorsque l’on perd son je ?

Si je suis sans cesse jamais un.e sans l’autre, comment expliquer ce besoin de dévier, d’évitement pour se régénérer, se retrouver soi-même pour redevenir soi avec l’autre ensuite. Comment expliquer cette nécessité de la solitude pour mieux interagir, être en relation. Comment expliquer cette nécessité de la peau intime, cette peau de l’être ?

On ne peut pas comprendre la solitude sans comprendre l’importance du vide. C’est le vide qui est garant du mouvement et de l’interaction. Comment rencontrer l’autre et co-créer, se laisser altérer, happer, transformer par la rencontre si je suis rempli.e au point d’exploser ? Si je suis trop lourd je perds le mouvement, je deviens inertie, si je suis trop rempli.e, je cumule sans relâcher, je déborde au point d’être enseveli.e par ce qui a existé mais n’existe plus, je croule sous le passé en évitement du présent et ce qui est. 

Mais alors s’agirait-il d’être vide pour être plein ? Peut-être qu’on se méprend à penser le remplissage comme une accumulation de quantités unitaires, fixes et stables. Peut-être qu’être rempli.e devrait signifier la capacité à être suffisamment en état de vide intérieur pour laisser aux interactions l’espace de circuler et se rencontrer librement, peut-être qu’être rempli.e signifie être en relation, en interdépendance, en interaction. Être suffisament disponible pour se laisser traverser par ce qui est, ce qui n’existe plus, ce qui n’existe pas encore. Peut-être qu’être rempli.e signifie être suffisamment vide, que le vide se matérialise sous une forme de présence, d’attention permettant de mobiliser ses sens, ses sensations, ses ressentis pour être le plus à même de créer avec l’autre une forme, d’être en devenir une nouvelle forme. D’être dans une écoute attentive des signaux de l’autre pour créer une forme, sculpter une matière, foncièrement singulière et poétique. 

Peut-être que si je vivais ma vie comme je danse au théâtre, peut-être que je ne serais que pure indétermination, pure création au sein de la nécessité, il y aurait cet espace pour être à chaque instant. Voilà ce que je vis au cours de théâtre corporel & danse. Tout est mouvement, résonance et poésie.

Séance 2 Sur l’intime bafoué et malmené.

j’écris en écoutant Emel – Holm

Qu’apprend-t-on en dansant ? 

Depuis le plus jeune âge, le monde est tâché d’une pulsion irrépressible, celle de détruire la vie dans la matière. Alors pour cela, il arrive que certains individus traitent votre corps comme une matière inerte, un corps chosifié, dépourvu de vie. Ils vous préfèrent mort.e.s. Lorsqu’ils vous pénètrent pendant que vous dormez, ou qu’ils vous touchent à l’âge de l’innocence, ils ne sont pas dans ce vide créateur. Ils ont tellement peur de rencontrer leur vide qu’ils essaient d’assassiner la vie en vous pour échapper à leurs névroses. Votre corps se paralyse et fait le mort. Pour se protéger face à un agresseur, le corps presque meurt et devient inertie. 

C’est bien ici le contraire de la vie, la vie est un vide récepteur, à l’écoute, dans une danse avec l’autre, qui se joue à deux. C’est le vide de l’accueil qui vous reconnaît dans votre altérité, qui vous offre l’espace pour vous rencontrer vivant, en mouvement, dans la rencontre de votre être, votre pudeur, vos désirs sacrés. 

Eux, êtres malfamés et affamés de pouvoir, prisonniers de leurs pulsions de mort, les yeux vidés de lueur, sans émotion, sans empathie, je les appelle les sans visage, votre être ne les intéresse pas, vous n’êtes rien à leurs yeux, sauf peut-être un objet, celui du miroir de leur néant. Ceux qui vous préfèrent inertes ont quitté les lois du vivant. Pour tout un tas de raison, ils ont choisi la voie de l’emprise et de la destruction. Ils essaient de transmettre en vous leur peur du vide pour tenter de se sentir moins seul.e.s, en vous transmettant leurs misères humaines et leurs névroses, et alors vous perdez confiance en vos repères, votre boussole intérieure disjoncte, votre peau n’est plus protectrice : sauvez votre peau. Il y a intrusion physique ou psychique. Et tout à coup alors, le vide qui annihile, la mort physique ou psychique. 

On pourrait penser, à tord, que ce doute qui s’immisce est un doute métaphysique. Il n’en est rien, il n’est pas de même nature. Il est un doute qui vous fait perdre votre peau. Et encore une fois je le redis. La peau est votre gardienne, cette membrane frontière entre l’intérieur et l’extérieur. Si l’autre s’intruse en vous sans votre consentement, que cela s’opère par un inconnu, un membre de votre famille ou au sein de votre couple, pour lui vous n’êtes plus, vous n’existez plus. 

Pourtant, c’est bien dans ce dialogue de peaux à peaux que se joue la vie. Parce que chaque danse avec les autres corps doit se jouer au moins à deux. Une danse perd sa raison d’être si elle nie l’existence d’un de ses membres. Or, la vie est une danse. Et celui qui ne sait pas danser avec l’autre ne sait pas ce qu’est la vie. Disons le autrement. Celui là qui ne sait pas danser est celui pour qu’il est impossible de se mouvoir sans être à l’écoute de l’autre, de sa pudeur ou ses désirs, en résonance avec le vivant. Celui là, celui qui ne sait pas danser et être en résonance, est comme mort au milieu du vivant.

A quoi bon être mort avant de mourir ?

Quant à vous, fuyez les sans visage et les morts vivants. Sauvez votre peau. Ceux qui sèment la confusion dans votre esprit, qui vous paralysent, qui vous font douter de vos ressentis, de votre intuition. A leurs côtés, vous ressentez l’ambivalence et le flou. fuyez-les si vous le pouvez, si vous trouvez la force en vous de partir en fermant la porte, sans jamais la rouvrir. Fuyez car, petit à petit, ils sèment en vous les graines de l’agonie. Or, à mesure que votre intuition s’éteint, ce phare dans l’obscurité, celle qui vous indique le chemin le plus vivant, ils en viennent progressivement, à force d’agressivité froide, à semer le doute en vous, à changer votre spectre de valeurs, ils bafouent l’être et piétinent silencieusement votre dignité humaine. Ce qui était intolérable, inacceptable, vous l’acceptez, ou du moins, vous commencez à croire que c’est acceptable, que ce n’est pas si terrible, qu’il n’y a pas de raison d’en faire une histoire. Pourtant vous le sentez dans votre corps, ces pics dans le ventre, cette gorge étouffée, ces poignards dans les poumons, ce trou noir dans le cerveau. Le corps ne ment pas. Et lorsque vous commencez à rogner vos valeurs, peu importe lesquelles d’ailleurs, disons celles qui vous sont les plus belles et les plus chères, soyons clairs : vous rognez votre identité, ce qui vous fait vibrer, ce qui vous rend vivants. Ne débattez plus de vos valeurs. Ne vous justifiez plus. Assumez-les. Acceptez-les. On ne met pas son identité et ses valeurs sur la table des négociations. Elles sont non négociables. Partez si la personne d’en face les piétine à ciel ouvert. Rejoignez l’autre rive, là où votre être, vos valeurs et votre identité seront célébrées. N’acceptez plus les comportements qui bafouent votre humanité, n’acceptez plus les comportements méprisants et humiliants qui vous font sentir que votre vie, votre corps, vos émotions, votre sensibilité n’ont pas de valeur. Ne laissez plus la peur vous paralyser au point de laisser le cri du non s’enfermer en vous. Dîtes des non fermes. Fuyez, et vous verrez nous serons là, les autres, pour vous accueillir, vous faire sentir que votre histoire, votre corps, vos émotions, votre sexe, votre sensibilité, votre intelligence, votre souffrance, votre humanité sont précieux.ses, qu’ils méritent toute la tendresse, la pudeur, le respect, l’empathie du monde. Nous serons là, les autres, rempli.e.s de vie, et nous vous couvrirons d’autant d’amour qu’il faudra pour vous faire aimer la vie à nouveau. Pour vous faire sentir cette beauté inaltérable au plus profond de vous-mêmes, nous serons là pour faire en sorte que ce joyau brille de nouveau. Mais je vous en supplie, à présent, n’essayez plus de comprendre, on ne rationalise pas la perversité, on la fuit d’abord. Et plus tard, peut-être, lorsque vous vous serez reconstruits, lorsque vous vous sentirez de nouveau en sécurité, si vous en avez la force, vous la combattrez à votre échelle, pour protéger les enfants, les femmes et les hommes meurtris, vous les prendrez dans vos bras, et vous resèmerez la vie à votre tour. En attendant, fuyez, fermez les portes, et ne les rouvrez jamais.

Séance 3 Sculpter un texte dans un corps

j’écris en écoutant : Bastido – Postcard to Grandma

Danser. 

Après une relaxation, écrire un texte spontané sur un bout de papier.

Par groupe de deux, partager son texte à l’autre.

Puis donner une forme au texte, lui donner corps. Le texte devient matière vivante. 

Prendre forme. Sculpter une forme à deux. Sculpter vos textes dans les corps. Laisser vos textes s’incarner dans vos corps.

Laissez les corps-textes se rencontrer, dessiner un mouvement, une nouvelle forme.

Ressentir cette co-création en mouvement.

Je me retrouve donc inscrite à ce cours, paradoxalement par hasard et par destin.

Par hasard, car sans l’avoir cherché, c’est l’affiche bleue qui m’a vue. Et je l’ai, à mon tour, reconnue en la lisant. J’ai lu des bulles de mots d’artifice qui explosent d’excitation, de hâte, d’empressement, de joie, comme si tout se jouait là. Nombre d’inscriptions limité. Je m’inscris maintenant. 

Par destin, je l’ai su lorsque je me suis mise à danser, lorsque je me suis mise à écouter le langage de mon corps, comme si ce moment était attendu depuis toujours. Cela peut paraître légèrement excessif de tenir de tels propos. Pourtant, je découvre que lorsque je danse toutes les voluptés métaphysiques partent en fumée, je n’ai rien d’autre à faire qu’à danser, comme si dans le présent surgissait l’infini. Je n’ai rien d’autre à faire qu’écouter mon langage et le leur. Qu’est-ce à dire « écouter » ? 

Ecouter ne signifie pas que je suis extérieure et passive. Au contraire, écouter me demande une qualité de présence fine, une vigilance, une attention continue pour sentir dans l’instant ce que mon corps veut dire, quel geste, quel mouvement, quel souffle. En disant cela, on pourrait penser qu’il y aurait encore quelque chose de l’ordre d’une dualité, que je reste comme extérieure dans le sens où je l’observe. J’en parle comme si je le surplombais. Mais ce n’est pas ce que je ressens. En réalité il ne pourrait pas danser si je ne l’écoutais pas et je n’existe pas si je ne l’écoute pas. 

Cette découverte est source d’une joie très profonde. J’ai beau traverser les rues grises, les immeubles gris, ce monde de béton tristement froid — heureusement parfois parcouru d’une fine poussée de vigne rouge—, je me sens heureuse par ici. J’ai trouvé des remèdes pour combattre la solastalgie, je danse et j’écris. A chaque fois que je vois un brin d’herbe repousser par dessus ces armatures, cela me rappelle avec soulagement que la vie finira par détruire tout ce mépris. Les promoteurs de notre temps asphyxient chaque recoin, chaque parcelle de vie, abattent des arbres majestueux parce qu’ils ont oublié l’importance du vert et du brun, à quel point il est vital, le voir, le sentir, l’entendre, le toucher. A force de cacher la terre et le ciel, les oiseaux pleuvent et les humains crèvent du manque d’humilité. Qui peut vivre dignement sans racines et sans étoiles. J’ai confiance qu’un jour tout cette absurdité ne sera plus tolérée, l’immondicité esthétique sera un crime, les droits poétiques seront reconnus et il ne sera plus possible de construire sans réhabiliter le vivant. En attendant, au milieu de ces vastes plaines bétonnées, je suffoque, trop de bruits de moteur, trop d’odeurs qui font froncer le visage, trop d’immeubles qui cachent le ciel, trop de foule, trop de lumières artificielles, trop de pesticides, trop de costumes étroits, trop de talons, trop de maquillage, trop de fast-fashion, trop de pétrochimie, trop de superficialité, trop de fakes, trop de sexualisation des femmes, trop de manières, trop de futilités. Et pourtant, pour la première fois je me dis que je n’aimerais être à aucun autre endroit dans le monde qu’ici, même dans ce lieu fantasmé, celui isolé de toute présence humaine. C’est insensé de dire une chose pareille. Je crois que c’est une des rencontres les plus importantes de ma vie. Je peux même dire que je me suis rencontrée trois fois. A 20 ans, à 25 ans et à 32 ans. Je crois que je commence à aimer tout ce gris parce que je l’imagine vert. Je changerai d’avis le jour où je déménagerai. Le jour où je partirai construire un éco-lieu, ou quelque chose dans le genre quelque part dans un presque nulle part.

(suite aux prochaines séances)

Photographie de couverture : ma plante préférée a les cheveux ondulés.

abandonne-toi à la douceur

(chaise-mère)


Chèr.e ami.e,


J’ai bien reçu ta lettre. J’entends ta mâchoire serrée. J’entends le son de tes dents qui se liment la nuit.
Continues ainsi et tu n’auras bientôt plus que l’émail vide pour sourire.

Comment en es-tu arrivé.e à penser que tu étais condamné.e à mourir avec le sentiment de n’avoir jamais été ?

J’entends la prison et l’étouffement.
J’entends la lame des fantômes qui transperce ton cœur.
J’entends le saignement de la mer morte.

Tes lettres se chevauchent, s’entassent et s’entretuent.
Il n’y a plus d’espace entre tes mots. Je n’entends plus ton souffle.


A l l o n g e l e s i n t e r v a l l e s .



Saute des lignes.




Laisse des blanches




Tourne les pages




Prends l’espace




Comment veux-tu continuer à vivre sans respirer ?
Comment veux-tu écrire ton histoire sans laisser le vide des pages souffler les mots ?

J’entends tes inquiétudes.

J’entends ta peur de mourir la gorge coupée
de n’avoir jamais pu te dévouer à la vie.

Cette chaise que tu cherches, dont tu rêves
ce foyer dans lequel tu te vois t’assoir un jour
je la vois cette nouvelle terre, cette nouvelle mère.

C’est une chaise en bois disposée à l’intérieur d’une voûte de branchages torsadés au milieu de la forêt.

Je te vois assis.e sur ce fauteuil boisé
un rouge-gorge sur le bras
une mésange qui chante dans tes yeux
une flûte dans le coeur
et les livres dans tes veines.

Pars

Et ta chaise adviendra.

Pars.

Efface et réécris à la craie blanche les premières lignes.

Pars !

Et tu verras, tout adviendra.
(silence)


Et si je te disais que tu 'mouriras' le sourire aux lèvres d’avoir été,
commenceras-tu enfin à détendre ta mâchoire ?

Et si je te disais que tu 'mouriras' la sensation au cœur d’avoir servi la vie,
commenceras-tu enfin à respirer ?

Et si je te disais que dans quelques mois tu marcheras dans ce jardin et tu la trouveras.

Qu’elle sera aussi belle que dans tes rêves les plus chantants.

De cette chaise tu voyageras partout où le vent t’emportera, tu parcourras la brume des cimes des contrées les plus lointaines, tu inspireras l’oxygène des cieux et tu souffleras les notes de la flûte divine pour partager au monde le son du livre enchanté.


Et si je te disais,


Pars.

Abandonne-toi à la douceur.
Sois fleur*

Et tout adviendra.

La chaise en bois
La forêt
La flûte
Les livres
Les montagnes
Les oiseaux
Et le silence.
(de l’infini)


Alors maintenant,

écoute-moi,

je te le dis.


Tout est là

déjà,

là.




oleïa
* référence à Rilke « abandonne-toi à la soif » et « soyez fleurs »

Note : texte rédigé en stage d'atelier d'écriture sur le thème des seuils en mai 2022.
Image : photographie argentique, coteaux de Bougival, 2022

océan de jade

Océan de jade

je suis un océan de jade et de rivières
les fleurs de jasmin naviguent sur mes eaux
transformant les terres décimées
en halo d’émeraudes voluptés


dans mes veines coule la mer 
dans mon sang s’écoule une barque silencieuse
bercée par les flots de minuit
dérivant dans la pénombre des reflets
évanescents 
mirages scintillants
de la brume d'argent

à demi-mots
lorsque les pétales de la nuit 
éclosent dans le ciel
elle s'échoue dans le rivage des sommeils

j'entends alors fourmiller
le chant des rossignols qui crépite dans mon cœur
et j’hume le parfum des rêveries qui s’épanche 
dans l’étendue infinie


au petit matin, ma peau est une plage nue et déserte
comme la lune
deux silhouettes 
dans la brume
deux corps enlacés 
dans les dunes

étreintes d’une vague danse, des hanches
qui frétillent dans mon corps 
tremble l’amour 
dont émanent les effluves 
du chant de la flûte divine


oleïa


Photo : fleuve de la Seine, tirage argentique, 2022


carnets, décembre 2021

Christel Ollivier-Henry

louve

A l’aube des parfums de l’hiver s’étreignent
des craquèlements de velours sur la terre
Pas éphémères et louve feutrée
Pelage enneigé dans les cimes grises
Une brise glacée se faufile dans les pieux ramages

Vagabonde des forêts
dans l’horizon dormant des mirages
Sauvage, l’ombre disparaît

Une pluie de fils et de mages
S’évertuent dans les cieux de l’amer

Ô ma douce, seule et frivole
Cri du jour et de la nuit
Ténébreuse silencieuse
Voici ton heure

Venue Mystérieuse

L’aura de la lune s’immisce dans tes rivages
Le breuvage de la nuit écume ton visage

Et le pinceau des neiges éternelles
dissimule tes lettres qui s’étiolent
dans la nébuleuse de l’Être Immortel

Dans l’opacité de ce drapé étincelant
une brindille sur le point de se briser
Les cils de l’éternel tirent leur révérence
Un glissement s’estompe, figé dans le silence

C’est le gouffre de l’aurore

Dans cette nymphe sonore
Du néant
s’extirpe le béant
d’un éclat de lumière
ou l’Etant
de la vie sublunaire

Dans cette joute effrénée des filantes
Ivre dans tes flammes yeux
Se meut
La douceur candide de la grâce enivrante
L’euphorie candeur des étoiles errantes

oleïa

Photo : Forêt enneigée à Bionnassay, Haute Savoie, Automne 2021

Christel Ollivier-Henry

ce que le jour doit à la nuit

Le jour se lève dans le silence de la nuit. La lumière effleure mon visage. Le calme et le sourire aux coins des lèvres. Je danse avec mes ombres et ses mirages, je les prends par la main, je ris avec elles, je ris de ce cycle d’obscurité, d’errance et d’étrangeté. J’ouvre la fenêtre et je lui dis de s’en aller. Le cauchemar part. La tâche de brouillard s’évapore, se dissout dans les stances de lumière. Des petites tâches d’encre noire qui sautillent apparaissent dans ce clair obscur, elles s’allongent devant mes yeux. L’éphémère écrit en sanskrit. C’est une publication du printemps des poètes. C’est le titre d’une nouvelle sans achèvement. L’effet mer. La mer. L’effet mère. L’amer. J’hume la mer, l’amertume. Rien ne subsiste, rien de résiste. Tout se créé, tout se perd, tout se transforme. Je contemple le réel, le Chaos et l’Harmonie. Le Vide et le Plein. Le Rationnel et l’Irrationnel. La Raison et la Folie. Le Visible et l’Invisible. L’Exprimable et l’Ineffable. La Forme et l’Informe. Résonance et Dissonance, le sens de leur existence siège probablement dans le silence. Les cicatrices s’adoucissent, ma peau est apaisée. Au loin, j’aperçois les saveurs de cet avenir déjà présent, je contemple nos silhouettes fouler la terre, vagabonder dans les cimes des forêts et des ciels enneigés, faire l’amour dans les livres, les champs et les rivières, méditer au printemps, en été, en automne, en hiver. Cueillir les fleurs, les humer, les goûter. Vivre dans le parfum des oiseaux, je nous vois effleurer nos corps dans le ciel étoilé, écrire, peindre et danser. Je nous vois nous tenir la main, nous couvrir de tendresse et de vie, célébrer l’éphémère, nous porter dans l’obscurité. Qu’est-ce que le jour doit à la nuit ?

Christel Ollivier-Henry

Ses yeux verts dans les cieux

Carnets de deuil (novembre 2018) après le texte introductif.

Elle entre dans ma chambre, me sourit, me prend la main. Elle me caresse la tête. L’angoisse sur mon visage s’apaise, je ressens sa douceur. Soudain, de l’union de nos mains, jaillit une lumière. Que se passe-t-il ? D’où vient-elle ? Je la regarde, ses yeux verts, ses boucles espiègles, son sourire complice. Au loin, une sonnerie stridente retentit. Son visage se floute. Non ne t’en va pas, reste avec moi ! Maman, reviens je t’en prie, je t’en supplie… Avec le coeur serré j’ouvre les yeux. A présent, il n’y a plus que dans mes rêves que je peux savourer ces moments paisibles avec ma mère. L’inconscient ne fait pas la différence entre les rêves et la réalité, alors dans cette période tiède et morose, je m’évade dans cet espace intérieur pour m’insuffler un peu de tendresse. En six mois, la maladie l’a ensevelie, en six mois le cancer a englouti ses yeux verts. A l’ombre du soleil, j’erre en chemin, ses yeux verts partis en poussière, de là-haut j’entends sa lumière. 

 

Tout a débuté lorsque je l’ai accompagnée à l’hôpital le 17 avril et qu’elle m’a annoncé un cancer de stade 3 sur un foie sain, cancer rare et agressif. Claque dans ma figure. Dans la voiture,  je n’entendais plus rien, j’ai oublié ce qu’il s’est passé, ma mémoire l’a effacé. C’est ma mère qui m’a dit quelques mois plus tard tout ce que je lui avait dit dans cette voiture. Elle m’a dit que ça lui avait donné de la force pour se battre. Et malgré les douleurs, elle s’est battue jusqu’à la fin. Une heure avant de mourir, elle a demandé à se lever, à marcher, alors qu’elle n’avait plus aucune force pour tenir debout.

Puis, le tumulte a continué le 02 mai, lorsque ma soeur m’a annoncé qu’elle avait frôlé la mort en Himalaya, le guide qui les avait lâché, le porteur disparu devant ses yeux, englouti dans une crevasse à plus de 6000m, évaporé dans le silence. Elle a du improviser des points d’attache et une descente en rappel surplombant le vide sans le matériel ni les connaissances adéquates, le miracle qu’elle ait échappé à la mort, le sentiment dévastateur qu’elle a du ressentir tout là-haut. Elle était à l’autre bout du monde, maman était très malade et je ne pouvais pas la serrer dans mes bras, la consoler, la rassurer. J’ai essayé de trouver les mots justes, elle ne se rend pas compte de ce qu’elle a du surmonter, qu’elle n’a pas à porter sur ses épaules le poids de l’incompétence et de la médiocrité de ce guide qui n’a pas assumé ses responsabilités. Ma petite soeur je l’admire, tout ce sang froid et ce courage dont elle a fait preuve à 22 ans, je l’aime tellement, j’aimerais que toutes ces expériences lui donnent de la force pour éclore davantage, j’aimerais réussir à la soutenir, j’aimerais réussir à l’encourager et lui remonter le moral à chaque fois qu’elle en aura besoin, comme maman l’a toujours fait avec nous.

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Ensuite, il y a eu cet été caniculaire passé immobilisée à l’hôpital du Vésinet du fait d’une réopération du genou et la rencontre de toutes ces personnes qui après des AVCS, accidents ou maladies se battaient au jour le jour pour réapprendre à parler, à marcher, à vivre. Le jour où j’ai quitté l’hopital mi-août j’ai pleuré, c’était l’été le plus pourri de ma vie et en même temps le plus riche jamais vécu en termes d’humanité. A tout cela, s’est ajouté l’arrêt de ma pratique de yoga, ce qui ne m’était pas arrivé depuis 8 ans. Période d’immobilité. De vulnérabilité. D’introspection. De régression physique et psychique. La sensation d’être enchaînée. La psychanalyse, les angoisses et les cauchemars d’enfance qui remontent, les tornades émotionnelles et ce sentiment de solitude qui vous met à terre. Vidée, purgée, essorée dans tous les sens. Les larmes, le vide, le froid, la nausée, la souffrance de maman, réapprendre à marcher, la fatigue émotionnelle de papa, les montagnes russes de la maladie, les angoisses à chaque nouvelle infection, la déformation des saveurs, la perte d’appétit, le dégoût, la peau sur les os, les contours de son squelette, les cauchemars d’Auschwitz, l’étage cancéro, toutes les matinées passées à l’hopital en alternance avec papa pour lui apporter un petit dej meilleur que celui de l’hosto, les longues discussions sur sa vie, son existence, les matchs de la coupe du monde qu’on venait regarder dans sa chambre d’hôpital, ses 60 ans fêté là-bas, tous ces corps déformés par la maladie.

Et puis la fin, sa perte d’autonomie, l’incontinence, l’éprouvante respiration, son regard dans le vide, la lumière bleue dans le samu, ses yeux verts déjà partis dans les cieux. L’appel de papa à 6h du matin, resté à son chevet toute la nuit. Nous on pensait la revoir le lundi, le corps sans vie, les pompes funèbres, le cercueil, le funérarium, la déformation de ses lèvres, les joues creusées, le froid du cadavre, la tombe n°377. C’était la première fois que j’embrassais un cadavre.

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Un mois plus tard, j’ai du retourner au cimetière, cette fois pour l’enterrement du père de mon meilleur ami, le même cancer que ma mère. Je me sentais étrangement calme, jusqu’à ce que je m’aperçoive que mon corps a fait sidération, je n’ai pas réussi à m’approcher du cercueil car il y avait les mêmes roses blanches que maman aimaient tant. Papa met toutes les semaines de nouvelles roses blanches sur la table du salon. Je ne peux m’empêcher de repenser à ces moments d’insouciance sur les bancs de la fac, si on avait su par quel dessein serait lié notre amitié. Et en même temps c’est étrange mais quelle chance d’avoir pu partager cette épreuve ensemble. Heureusement comme on apprend à marcher, on se relèvera autant de fois qu’il faudra. La mort aura beau essayer de me faire peur en emportant dans la terre les personnes qui me sont les plus chères, cela n’ébranlera en rien mon lien profond d’amour avec eux ; la mort aura beau me percuter, je ne m’arrêterai pas de savourer ce chemin avec ceux qui sont encore là. En janvier, je suis partie voir mes deux grands-mère. J’observe, j’analyse, je ressens, je fouille dans les méandres et profondeurs de cet arbre, je pars dans les tréfonds psychogénéalogiques de mes racines en quête de sens, pour y décéler les non-dits, les tabous, les traumatismes, les violences, pour tenter de débrousailler ce qui entrave sa liberté.

L’autre point que j’observe c’est l’inconfort des gens avec la mort, leur malaise, leurs peurs. Pourquoi est-on si inconfortables avec la mort alors que sans la mort la vie perdrait toute son intensité et sa préciosité ? Les considérations humaines sont trop étroites face à l’immensité. La tristesse de la mort de ma mère est à relativiser comparé à l’éternité. Je suis bouleversée, profondément chahutée, morose à l’intérieur, la vie a dorénavant un goût amer, il y a certes une cassure, une lassitude, la lueur qui scintillait dans mon regard s’est un peu éteinte, mais cela n’est rien comparé à ma joie d’être en vie. Cette joie peut être parfois ébranlée mais jamais atteinte. La vie et la mort sont deux facettes de la vérité, je ne suis pas dans le déni. J’accepte la réalité telle qu’elle se présente à moi. La mort ne peut pas éteindre ma joie d’être en vie, cela serait un non sens.

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En thérapie, ça fait un an que je travaille sur le fait d’arrêter de sourire lorsque je dis quelque chose de triste. C’est un toc de famille. Il parait que ça s’appelle le rire du pendu. C’est une technique pour se couper de son émotion et ne pas perdre la face devant autrui. C’est tellement ancré  que j’ai beau l’avoir conscientisé, ce n’est pas suffisant. Le jour où j’ai demandé aux urgences combien de temps il restait à ma mère de temps à vivre, si c’était en années, en mois, en semaines… Le médecin m’a répondu “quelques jours, quelques heures”. Lorsque j’ai compris que ma mère allait mourir, j’ai souri. C’est intriguant ces réflexes mécaniques de protection. J’ai souri puis j’ai commencé à voir flou et je me suis évanouie. Ils ont du m’allonger sur le brancard. Bizarrement, je suis en train d’apprendre à ne pas sourire quand je dis “ma mère est morte”. A apprendre à ne pas sourire quand je suis triste. Je vais essayer de faire un effort, je vais essayer d’apprendre à ne pas sourire. Mais moi mon sourire c’est ma force, c’est ce qui me tire vers le haut, la plupart du temps je ne suis pas triste, la plupart du temps je souris parce que je pense à un truc drôle dans ma tête. Je suis sûre qu’il y en a qui pensent que je ris d’eux. Alors que je suis juste en train de repenser à une connerie que m’a dite Claire ou mon père.

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Avant je n’aimais pas parler de la mort, avant je n’aimais pas les cimetières. Aujourd’hui, je m’assieds devant la tombe de ma mère, dans ce cimetière qui surplombe la forêt, il y a cette odeur de bois fumé, les oiseaux qui chantent et le ciel aux couleurs pastels. Je prends mon carnet bleu ciel, mon nouveau stylo plume aux couleurs de l’océan, et j’écris, j’écris ce qu’il se trâme dans mon être, ces élans de souffrance, de solitude, de vide et de violence, ces élans d’extase, de plénitude, de joie, tout se mêle et s’entremêle, aller au cimetière m’apaise. Après sa mort, j’ai culpabilisé qu’elle soit morte, et si je n’en avais pas fait assez ? Et si ? Et si ? Mais en fait cela ne mène à rien, les « et si » épuisent. On a fait tout ce qu’on a pu pour qu’elle se sente le plus soutenue et aimée possible. Le lendemain de sa mort, son psychanalyste (qu’elle n’a eu le temps de voir que deux fois seulement) a appelé sur son portable au moment où j’étais en train de lui écrire un message. Il l’avait vu une semaine avant qu’elle décède. Il m’a dit qu’elle était dans une énergie très positive malgré la situation, il m’a confié que ma mère lui avait dit qu’elle se sentait comblée et aimée, elle lui a dit que sa famille c’était sa force. Je ne pouvais pas sauver ma mère. Je n’avais pas les clefs de sa guérison. J’expérimente donc l’impermanence telle que celle vécue lors de mes expériences intenses de méditation, sans jugement, sans attache. J’observe et j’acceuille ce qui est, je lâche prise et je ne porte pas sur mes épaules le poids de mon impuissance.

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Alors simplement je savoure ces temps précieux auprès des gens que j’aime, et je prends conscience que dans les pires moments de l’existence, les liens profonds de l’Amitié, se révèlent et brillent de mille feux, tout ce soutien, tout cet amour m’a profondément émue, cela m’a donné une force ancrée dans mon coeur que je n’oublierai jamais. Quel meilleur remède pour combattre la tristesse, le vide et la solitude que la joie, les rires et de se sentir profondément soutenue et aimée. Envie de vous dire que moi aussi je serai toujours là pour vous soutenir et me transformer en pilier comme vous l’avez fait pour moi au moment où j’ai senti que je perdais pieds à l’intérieur. Envie aussi de vous dire à tous que si un jour vous étiez amenés à rencontrer la maladie d’une manière directe ou indirecte, ne restez pas seuls dans votre bulle, à quoi ça sert d’être humain si ce n’est pour se soutenir mutuellement, partager nos expériences pour s’entraider lorsque l’on est amenés à boire la tasse, s’entraider à avancer ensemble ? Ne pas simplement partager nos moments d’insouciance mais aussi partager nos souffrances.

 

Alors me revoilà ici bas, j’ai réappris à remarcher, je recommence tout juste à recourir et j’espère passer le restant de mes jours à danser. Je n’ai plus aucun tabou, je parle de la mort, de la maladie, de la souffrance, sans malaise, c’est un message pour ceux qui sont un peu constipés sur ces sujets, soyez juste authentiques et sincères, car votre peur vous coupe de votre humanité ! Une personne qui boit la tasse n’a pas besoin de pitié, votre pitié est révélatrice de votre inconfort, de vos propres souffrances et peurs face à la mort, une personne qui boit la tasse a juste besoin d’authenticité, de soutien, d’humain, de chaleur, de tendresse, si vous n’osez pas vous exprimer par peur de mal faire, de mal dire, vous vous coupez de votre empathie, de votre lien avec l’autre, ça sert à quoi d’être humain si ce n’est pas pour être en lien et en empathie avec autrui ! J’avais envie de le glisser ici car ça m’a beaucoup étonné de voir à quel point certains sonnent faux, s’effacent, et manquent de spontanéité dans cette période où la seule chose qui compte c’est la sincérité, la tendresse, l’amour, arrêtez de vous poser des questions, ouvrez votre coeur et faites juste un putain de câlin si vous ne savez pas quoi dire ! Ça c’était le petit message cassdédi obligé pour tous les handicapés des émotions (j’étais comme ça avant donc je me sens 100% légitime pour en parler) et aussi parce que j’aime bien les câlins spontanés, chaleureux, ceux qui viennent du coeur. J’admire tous ceux qui arrivent à faire tomber les barrières, qui laissent exprimer leur émotion et leur authenticité !

Trois mois après le deuil de ma mère, ce mois de janvier a été le théâtre d’un ouragan de tristesse intérieur entremêlé d’explosion de joies : j’ai commencé à enseigner des projets de yoga, de relaxation, de communication non violente, des ateliers philo et de méditation dans plusieurs écoles, je me suis retrouvée face à des classes de CM2 de 26 enfants. Il y a quelques mois, j’appréhendais un peu… Est-ce que j’aurai l’énergie, l’attitude et les mots justes pour réussir à être en lien avec les enfants ? Et avec les enfants autistes, et ceux diagnostiqués troubles TDAH, et celui qui est malade en fauteuil roulant, je n’y connais rien, vais-je être à la hauteur ? J’appréhendais aussi de me retrouver face aux adolescents, je me souviens de cette période que j’ai très mal vécue, la violence et la dureté dans les mots et les regards. Puis je me suis souvenue que le meilleur moyen d’entrer en relation avec les enfants et les ados, c’était le rire, la légèreté, ne pas se prendre au sérieux, rire de soi, rire du yoga, rire de la philo, s’en moquer gentiment avec amour, rire ensemble tout en faisant respecter le cadre. A aucun moment la fatigue psychique ne m’a coupé de ma motivation première : faire de mon mieux pour éveiller la curiosité des enfants.

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Un nouveau cycle se hisse devant moi, après la mort, la renaissance ! J’ouvre officiellemment des cours de Hatha yoga, de Yin yoga, de Yoga Nidra (relaxations méditatives guidées), de méditation à la maison, pour continuer de laisser circuler la vie librement… avec la hâte de partager ces petits moments de douceur et de voyage intérieur avec de nouvelles personnes.

Des bisous, des rires, des larmes, de l’amour, de la tristesse, de la joie, des émotions, des réflexions, de la sincérité, de l’authenticité, de la vie !

 

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Je partage également le texte que j’ai écrit en novembre après la mort de ma mère, sans filtre, car j’ai besoin de le déposer quelque part pour mieux tourner la page, le partager à mes proches, le relire un jour pour me souvenir ou bien simplement avec l’espoir qu’il fera écho à quelqu’un un jour, qu’il  donnera de la force à quelqu’un en train de traverser cette épreuve, simplement de passage ici par hasard :

Carnets, novembre 2018.

C’est étrange.

A l’intérieur de moi le calme s’épend

La quiétude me berce

Paisiblement je vogue

Cela semble étrange

Et si c’était le calme avant la tempête ?

Le ciel bleu pendant la tornade

Juste avant d’être désertée

La mort s’est emparée d’elle

La mère nourricière

C’est donc ça la mort

Le regard hagard

Les pupilles vidées de lueur

J’ai vu la forme de ses os

La peau dévoilant les contours de son squelette

Ses joues avaient disparu

Sa lente, éprouvante respiration

Quelques jours plus tard

Je l’embrassais sur le front

J’ai senti le froid du cadavre

J’ai vu la déformation de ses lèvres

De son visage

Le corps inerte

Sans chaleur

Maman est morte

Et pourtant embrasser un cadavre n’a pas été le plus violent

Comparé à la violence des trois derniers jours qui ont précédé sa disparition

La souffrance

La dénutrition

La perte d’autonomie

La lenteur

La fatigue

La morphine

Le regard dans le vide

Les cauchemars d’Auschwitz

Le dimanche matin mon inconscient pressentait la mort

Il y avait une atmosphère si lourde

Je n’arrivais plus à la regarder

Sans m’effondrer

J’ai pris la voiture

De rage, de colère, d’amertume, de tristesse

J’ai hurlé

J’ai crié

J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps

Le lendemain elle n’était plus là

Maman est partie un lundi à 6h du matin

Le 29 octobre 2018

Et je ressens le calme

Comment puis-je être si calme

Le deuil ne peut pas être aussi paisible

Cela n’est pas possible

Cela semble étrange

Quelque chose cloche

C’est peut-être le déni

A moins que ce soit un soulagement

Voir quelqu’un que l’on aime souffrir

Vous mets à terre

Depuis six mois je ne regardais plus le ciel

Je regardais mes pieds

La pesanteur s’était emparée de mon être

La vie semblait si fade, si morose

Je n’avais jamais ressenti une telle lassitude

Vivre avec quelqu’un que l’on aime tant

La voir diminuer

La voir souffrir

Est éprouvant pour l’âme

Le vendredi 26 octobre au soir je l’ai accompagnée à l’hopital pour qu’elle fasse des examens

Elle était déjà en train de mourir mais je ne le savais pas

Les médecins n’ont rien vu non plus

Les médecins ne connaissent pas forcement les signes de la mort imminente

Il y avait 1h30 d’attente

Maman était très diminuée

Je lui ai donné ma veste pour qu’elle soit plus confortable

Pour soulager le contact de ses os sur la chaise

Je lui ai parlé pendant 1h

Je lui ai dit qu’elle était au creux de la vague mais qu’elle allait remonter la pente

On avait pris la décision qu’elle retourne à l’hôpital lundi pour se faire hospitaliser

Je ne savais pas qu’à ce moment precis ses reins étaient en train d’être intoxiqués

Je lui disais de rester confiante

Que ce n’était pas le moment de lâcher

Qu’il y avait encore plein d’autres traitements à tester

Je lui ai caressé la tête pour l’apaiser

Je lui ai fait la relaxation de la forêt

Son visage s’est détendu

Elle avait du mal à respirer

Je lui tenais la main

La regardais avec amour

Maman je suis là

J’étais dans ma bulle avec elle

J’avais oublié qu’il y avait d’autres patients dans la salle d’attente

Une femme de mon âge se lève en sanglots

Je me dis que son mec a du la larguer

Elle revient c’était à son tour

Elle était aussi là avec sa mère

Au sortir de leur rendez-vous elle me regarde

« Merci. Merci. Merci pour la leçon de vie que vous m’avez donnée. »

De quoi parle-t-elle ? Quelle leçon de vie ?

« Je suis fille mais aussi mère d’un enfant. Et ce soir vous m’avez donné une leçon de vie que je n’oublierai jamais». Je ne comprends pas. J’ai envie de lui poser mille questions. Qu’est-ce qui fait écho en elle ? Elle ou sa mère est peut-être malade ? Peut-être que de son côté, elle n’ose pas montrer son affection, par pudeur, à sa mère, comme j’ai pu le faire dans cette salle d’attente ? Elle fond en larmes. S’approche de nous. Prend maman dans ses bras. Maman pleure. Elle s’approche de moi, me serre dans ses bras, elle m’a touchée en plein coeur, je pleure. Je n’oublierai jamais ce câlin. On s’est pris un raz de marrée d’amour et d’humanité dans cette salle d’attente si vide, si triste, si déserte un vendredi soir. J’admire les gens qui osent faire tomber les barrières, qui laissent jaillir, exprimer un geste de tendresse, leur humanité. Dans la voiture on en reparle, qu’est-ce que cela fait du bien l’authenticité. Maman me dit que cette jeune femme a entendu tout ce que j’ai dit dans la salle d’attente. Moi je pensais que j’étais seule au monde avec ma mère. Pendant 1h30 je lui ai parlé pour la soutenir. Je crois que j’ai dit des trucs forts. Je lui ai demandé ne ne pas lâcher maintenant, de continuer de se battre. Cette jeune fille a tout entendu. Peut-être qu’elle a été émue d’être spectatrice d’une scène où même à quelques mètres du précipice, l’humain se bat, essaie de s’accrocher à la vie.

Le dimanche 28 octobre on décide d’appeler le samu

Maman n’arrive même plus à se lever pour remettre son pantalon

Les métastases dans les lombaires

Elle hurle de douleur

Je monte avec elle dans le camion du Samu

Il y a cette lumière bleue

Ses yeux verts dans les cieux

Une partie d’elle est dejà partie

2h30 d’attente aux urgences

Ça y est, on nous dit qu’on va enfin pouvoir la voir

On nous demande de nous installer dans une petite salle

La cancérologue est en ligne au téléphone

Je me dis que c’est pour nous demander des infos sur les derniers jours

Je ne vois rien venir

On était tous debout

Ma petite soeur, mon père, la soeur jumelle de ma mère

Le médecin des urgences se met à parler

« Nous n’avons pas pu réanimer ses reins »

Je l’arrête « Quoi ? Elle est morte? »

« Non rassurez-vous »

Soulagement. Ce ne doit pas être si grave.

Il continue de parler. « Intoxication au potassium », « pas possible de réanimer ses reins ». La soeur jumelle de ma mère pose des questions mais j’ai l’impression qu’on s’égare. Ce n’est pas clair. Qu’est-ce qu’il essaie de nous dire celui là avec sa putain d’histoire de réanimation si elle est toujours en vie. J’ai l’impression qu’on tourne en rond, qu’il n’arrive pas à dire le pire. Je reprends les rennes.

« Excusez-moi, concrètement, êtes-vous en train de nous dire que vous ne pouvez pas la sauver ? Que maman va mourir? »

Hochement de tête.

Frisson.

« Quand ? Dans un an ? Dans six mois ? Dans un mois ? Dans une semaine ? »

« Quelques jours.

Quelques heures. »

Elle peut partir à tout moment.

Mon ventre, mon cœur, ma gorge se sont noués

Le temps s’est arrêté

Les larmes n’ont pas coulé

J’ai entendu papa suffoquer

J’ai observé les larmes couler sur les joues de mes proches

Moi je n’avais aucune larme

De malaise

J’ai souri

j’ai commencé à voir flou

La violence était telle

Que mon corps s’est sidéré

J’ai perdu pieds

Je me suis évanouie

Ils ont du m’allonger sur le brancard

On n’avait pas encore mis toutes les cartes sur la table

Elle devait essayer un autre traitement en biologie moléculaire avec l’institut Gustave Roussy

Ses analyses avait été envoyé aux Etats-Unis

Pour faire partie d’un groupe de cobaye

On attendait les nouvelles d’un autre traitement possible en immunothérapie

Je n’avais pas compris qu’elle était déjà en phase terminale

Personne ne l’avait dit clairement

Cet acite, 8 litres d’acite dans son ventre

C’était déjà un signe de la fin

Je n’avais pas compris que même ces traitements en immunothérapie pouvaient au mieux rallonger sa vie de quelques années mais ne pouvaient pas la sauver

J’ai pris conscience de mon ignorance après coup

Du fossé informationnel entre les médecins et nous

Les non-dits, les omissions,

En même temps, c’était salvateur de vivre ces six derniers mois dans l’espoir

On n’a jamais cessé de se battre

Papa et maman ont continué de partir en week-end

Dans les campagnes environnantes

Ça leur faisait du bien 

Fin août on a fêté les 60 ans de mariage de mes grands-parents en Bretagne

Avec les oncles, les tantes, les cousins

C’était la dernière fois qu’on était tous réunis 

C’était aussi nos dernières vacances tous les 4 ensemble

En bords de mer, on se sentait bien

Avec Florine on était emmitouflées dans les bras de maman

Maman était si fragile, si vulnérable

Papa ronflait paisiblement sur le sable

Avec maman on a fait le tour de l’île Renote près de Tregastel

J’étais en béquilles

C’est notre endroit préféré, on était bien au milieu de tous ces rochers

C’était la première fois de l’année que je partais en vacances 

Car en avril on devait partir aux Baléares, ma valise était prête

Mais la veille du départ, les vacances ont été annulées, maman devait se faire opérer

Pour se faire poser un stent

Car la tumeur était tellement grosse qu’elle avait bouché les voies biliaires

« Cholangiocarcinome »

Je comprends mieux pourquoi maman nous disait que notre médecin traitant, qui est aussi un ami de mes parents, avait l’air si angoissé

Apparemment dans le milieu médical ce nom barbare évoque un aller simple vers le couloir de la mort 

J’aurais aimé dès le début qu’elle ne fasse pas la chimio, qu’on fasse un jeûne thérapeutique tous ensemble, une méthode plus douce

En accord avec ses valeurs et son éthique personnelle

Mais c’était compliqué de faire de tel choix

Son foie était déjà très endommagé

Or le foie est garant de l’immunité

Et quand le cancérologue vous regarde droit dans les yeux et vous dit qu’avec la chimio vous allez vous en sortir car

« Vous êtes jeune »

« Vous avez une vie saine »

« Vous êtes sportive »

« Votre cancer s’est développé sur un foie sain »

Comment ne pas faire confiance au médecin ?

La vérité est-elle toujours bonne à dire ?

De toute façon ce n’était pas mon corps

Cela ne relevait pas de mes choix

On ne peut pas rejouer le scénario

La cancero a parlé des pesticides

Elle nous a dit qu’elle suspectait les pesticides

Peut-être qu’un jour on saura

Peut-être pas

De toute façon même une vie saine à manger des légumes bio tous les jours ne nous protège pas de ces merdes

Puis, le cancer c’est multifactoriel

L’environnement

Le terrain génétique

L’hygiène de vie

Mais aussi l’hygiène de l’âme, la santé émotionnelle

Car cela ne suffit pas de prendre soin que de son corps

Encore faut-il aussi prendre soin de son âme

Maman était en train de comprendre ça

Elle était en chemin

Peut-être que sans la maladie elle n’aurait jamais exprimé ses souffrances intimes

Elle n’aurait jamais exprimé ses manques, ses peurs, ses angoisses

Elle n’aurait jamais exprimé ses aspirations les plus intimes, ses aspirations créatives, ses aspirations les plus douces

Durant ces six mois on a échangé

On a passé un nombre incalculable de matinées, après-midi, soirées à l’hôpital

Je connais comme ma poche le trajet pour aller au service cancérologie

L’étage 3B

Le panneau chimio

Je crois que je me suis habituée à la maladie

A tous ces corps déformés par le cancer

Avec papa on se répartissait les matins de la semaine pour lui apporter un petit déjeuner meilleur que celui de l’hôpital

Papa lui faisait son jus de légume cru tous les matins

J’ai passé beaucoup de moments paisibles au chevet de ma mère

A l’hôpital maman a lié une amitié très forte avec Catherine

Elles ont passé deux semaines dans la même chambre

Catherine, m’a dit qu’en voyant l’union de mes parents

Elle croyait de nouveau en l’amour

Catherine va mieux, elle est en rémission

Au cours de ces six mois, maman a mis des mots sur ses souffrances intérieures

Ça faisait huit ans que je lui disais que c’était irresponsable de nier sa vie intérieure

Qu’elle ne pouvait pas faire l’économie du ménage interne

Aller chercher au plus profond de soi nos blessures pour ne pas qu’un jour ces blessures de l’âme s’emparent de nous

Et s’expriment au travers du corps

C’est le propre de la somatisation, de la psychosomatique

Ce que l’âme n’arrive pas à exprimer par la parole

Elle l’exprime par le corps

On a eu le temps de lire tous les bouquins en lien avec la symbolique des maladies du foie, maman a eu le temps d’amener de la conscience dans l’apparition de cette maladie

Elle a rencontré de belles personnes

Acupunctrice, magnétiseuse, naturopathe, psychanalyste et j’en passe

Il y avait plein d’événements non digérés qu’elle ruminait

Elle a réussi à mettre des mots, à exprimer tout ce qui l’avait violenté dans son existence

Le harcèlement au travail

L’injustice et la malhonneteté

Les agressions, le machisme

La froideur de sa mère

La maladie de son père

Maman m’a toujours parlé de la mort de son père comme un traumatisme

Voir son père diminué, squelettique sous morphine

Lui c’était un cancer du côlon

Deux jours avant qu’elle parte je lui ai dit que j’avais l’impression qu’elle me faisait revivre ce qu’elle n’avait jamais digéré

Moi je ne veux pas refaire vivre ça à mes enfants

Je relisais les rares notes qu’elle nous a laissé dans son carnet

Où à l’adolescence elle voyait son père, un des premiers greffé du rein, derrière une vitre

Elle ne pouvait pas l’approcher

Elle a mal vécu le changement d’humeur de son père à cause de la morphine

Maman c’est ses reins qui ont lâché

Qu’est-ce qui s’est rejoué ?

Qu’est-ce qu’elle a inconsciemment reproduit ?

A moi d’aller creuser dans la lignée, dans les mémoires intergénérationnelles

Je vais aller débroussailler cet arbre généalogique

Apporter de la clarté

Conscientiser les non dits, les tabous, les violences

Pour libérer les souffrances

Eviter que les traumatismes inconscients de la lignée se répètent éternellement

J’avais envie de faire ce travail avec elle

Elle m’avait dit qu’elle était partante

C’était quelques jours avant qu’elle sorte de l’hôpital

Le mardi 17 avril 2018

Je l’attendais sur un banc pendant son rendez-vous

Je l’ai vue s’approcher de moi

Le visage fermé

Les yeux éteints

Cancer primitif sur un foie sain

Rare

Stade 3

Grosse tumeur

Partie des voies biliaires

Voie biliaire bouchée

Taux de birilubine explose

Foie droit mort

Cancer agressif

Le soir j’enseignais un cours de yoga

Il y avait une mère et sa fille qui étaient venues essayer le cours

En six mois ce nuage noir s’est emparée d’elle

J’en veux aux scientifiques qui ont donné le nom de mon signe astrologique à cette maladie

Moi je l’aime bien mon signe, il est poétique, c’est un petit crabe un peu peureux et un peu lent, il n’avance sur le sable qu’en zigzaguant, il sort la tête du sable seulement lorsque la lune révèle ses reflets argentés, au moindre coup de vent, il retourne s’évader dans son intériorité.

On avait commencé la méditation

Mais elle était tellement affaiblie

Son abdomen etait tellement gonflé

Elle avait tellement de difficulté à respirer

Son cancer a du se développer entre la fin d’année 2017 et le début de 2018

Tous ces mois où son foie n’a rien dit

Aucun symptôme

Moi j’avais beaucoup de colère contre elle

Colère qu’elle ne commence pas un travail thérapeutique

En médecine chinoise la colère est lié à l’organe du foie

Peut-être que mon corps savait déjà ?

Son père avait perdu la foi

Parce qu’enfant il s’etait fait attouché sexuellement par le prêtre de l’internat

Sa mère s’était faite attouchée sexuellement par son oncle à Alexandrie

L’union de mes grands parents maternels s’est en partie fondée sur une violence subie commune

L’union de ses parents s’est construite sur une blessure d’enfance

Sur une injustice

Durant six mois je crois que ma mère était en train de se réconcilier avec la sienne

La foi en elle, en ses talents, en sa douceur

C’était symbolique de lui rendre hommage à l’Eglise

S’il y avait eu un temple universel à Bougival, on ne l’aurait pas fait à l’Eglise

Mais peu importe

Ce qui importe c’est de ritualiser les obsèques

Un lieu spirituel quelqu’il soit pour rendre hommage

Pour s’élever vers le ciel

Celui qui est ouvert d’esprit n’est pas contraint par la forme

Seul le fond compte

Le sacré

Le prêtre ne partageait pas cette vision

Il nous a pris pour des brebis égarées ayant perdu la foi

Je crois que leur seule obsession c’est de convertir les gens à leur religion

Ça manque d’ouverture, de tolérance

Je n’aime pas les gens aussi fermés d’esprit

Je préfère ceux qui ne sont pas prisonniers de leurs croyances

Je préfère ceux qui célèbrent et qui honorent la diversité, la multitude des possibles

Ceux qui aiment le sens de la nuance et de la complexité

Moi j’ai la foi

Mais ma foi est ouverte,

Elle aime le complexe

Ma foi se nourrit de poésie, de contes et de légendes

S’inspire de tous les textes sacrés

De toutes les philosophies

Et ne retient que ce qu’il y a de plus lumineux

Elle croit que ce qui nous transcende n’est pas intelligible par l’homme sous une forme précise et définie, qu’elle est de l’ordre du mystère, du subtil, de l’indicible

Qu’elle s’exprime dans l’universel, à la croisée des singuliers

Alors peu importe le chemin que l’on prend

Ce qui compte c’est l’ouverture et la joie de la multiplicité

Avec ma soeur on a lu un beau texte qui mettait en avant ses rêves, ses passions, ses aspirations, ses contradictions

Au funérarium on avait déposé dans le cercueil les lettres qu’on lui avait écrites deux semaines auparavant

C’était des lettres pour lui exprimer notre amour

Papa les a disposées dans les mains de maman, près de son coeur

Au sortir du funérarium, j’ai pleuré, voir le visage de maman déformé

Je crois que j’ai été très choquée, très violentée

Mais papa a su trouver les mots pour m’apaiser

Il m’a dit que ce qui avait toujours compté pour eux c’était l’intérieur, pas l’extérieur et que ça n’allait pas changer aujourd’hui

Que les souvenirs qu’il retiendrait de sa femme, ce sont ceux où elle est pleine de vie et souriante

Que maman serait toujours là avec lui, que leur complicité ne le quitterait jamais 

Je ne le remercierai jamais assez d’avoir su trouver les mots justes pour apaiser mon ventre noué et ma nausée ce jour là

 

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A l’Eglise, on a diffusé des chants d’oiseaux et la 7ème symphonie de Beethoven

Dans la voiture, maman n’avait qu’un seul cd, un cd qu’on lui avait offert et qu’elle écoutait en boucle, celui des chants d’oiseaux 

Au cimetière, j’ai lu le poème Elévation de Baudelaire

Ma soeur a lu Le papillon de Lamartine

Le cerceuil était en bois tendre aux teintes naturelles

La composition florale était douce et élégante, épurée, du vert et des fleurs blanches avec quelques feuilles tropicales

J’ai jeté une tige de bambou dans la tombe

Un oiseau s’est envolé

La vue était magnifique

Sur la forêt et ses couleurs automnales

La lumière était si douce

Tous ces gens, tout cet amour

Le soir dans la salle des fêtes papa a fait un discours, il a retracé leur histoire

Leur rencontre au Gibus

Une boîte de rock

Il avait couru sur le quai du métro pour la retrouver

Comme dans les films

Leur histoire avait commencée

Il a parlé avec tendresse, il a dit qu’il y aurait toujours une petite dent cassée et des cheveux bouclées qui veilleront sur nous

Il a créé une playlist pour maman

Une playlist qui rappelle tous leurs souvenirs

Elle passe en boucle à la maison

Il y a la chanson « Baby I love you » des Ramones 

Moi j’ai reparlé de ces six derniers mois

A quel point maman s’est revelée à elle même

Après tout, peu importe l’âge auquel on part

Le plus important du point de vue de l’âme c’est d’exprimer notre vérité

Maman avait commencé le dessin

Le vendredi 26 octobre, je lui avais dit de se lever du canapé pour aller dessiner

Elle a dessiné pendant 2h

Elle m’a dit que lorsqu’elle dessinait elle se sentait apaisée

Elle ne sentait plus la douleur

 

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Une semaine avant son départ, je lui avais acheté un kit d’aquarelle

On devait s’inscrire à un cours de peinture

Elle n’a pas eu le temps de commencer

Depuis une semaine elle s’était aussi remise à faire des exercices d’astrophysique

Ma mère, après avoir été ingénieure, était devenue

une professeure de pilates et fitness qui aimait toujours nous parler de l’univers, de mécanique quantique et du chat de Schrodinger

avec un enthousiasme qui me faisait toujours exploser de rire

La dernière fois que je l’ai vue

Je devais revenir la voir le lendemain pour la bercer avec sa relaxation préférée

Une méditation guidée

Une balade en forêt où son foie était guéri

Il y avait une prairie lumineuse

Où elle faisait des câlins à tous les arbres en chemin

Il y avait un sage au fond de la forêt qui la prenait dans ses bras

Elle avait adoré cette relaxation

La sensation de bien-être, d’amour, de joie, de guérison

Deux semaines ont passé, le vide commence à s’installer

Quand je pense à toutes les années à venir j’ai le vertige

Maman ne connaîtra jamais mes enfants

Il paraît qu’on va devoir traverser le chagrin

On n’est jamais prêt à se séparer des gens qu’on aime

J’en ai marre de toute cette tristesse, de toute cette pesanteur, de ce vide

J’aimerais simplement retrouver ma légèreté

Cette insouciance

Cette douceur de vivre qui m’a toujours bercée

Je repense à ces dix jours de méditation sans parler

Impermanence

Equanimité

Je me sens si calme

Si paisible

Les feuilles tombent

Les arbres se dénudent

L’hiver approche

L’amitié brille de mille feux

Ce soutien sans faille

Cet amour qui jaillit

Ces piliers qui nous portent

Qui nous soutiennent

J’ai tellement de gratitude de partager ce bout de chemin avec eux

Cette deuxième famille

Dans ces moments là, certaines personnes se révèlent par leur absence,

Face à la maladie, face à l’inconfort, face à la mort

Tout à coup, ils s’évaporent

Ce n’est que le miroir de leur inconfort face à leurs propres souffrances

Face à l’impermanence

Moi j’ai de la chance

J’ai des amis en or

Mais, il y a des gens

Dignes de ce qu’il y a de pire

J’exagère un peu

Mais en pensant à cette dame j’ai des pulsions de colère

Heureusement que la vie en société contrôlent nos pulsions les plus mortifaires

Il y a eu cette dame, si mauvaise

Qui est venue à la maison

Maman si vulnérable

Entre la vie et la mort

Cette Jeanine est venue

Demander à maman si elle pouvait poser sa démission

J’étais dans la cuisine

Je l’ai entendue

La colère, la rage est montée en moi

Mes yeux sont devenus noirs, se sont emplis de haine

Il y a des gens tellement malsains qui profitent de la vulnérabilité d’autrui pour venir vous écraser

J’ai respiré profondément

Dans le calme

Je suis descendue

Au dernier moment j’ai transformé mon regard en un regard aimant

Pour qu’elle prenne conscience en me voyant que maman a des enfants

Que c’est à un être humain qu’elle s’adresse

Pour lui renvoyer en pleine figure son manque d’humanité, sa détresse

Une partie de moi avait envie de l’insulter, de la détruire

L’injustice me révolte

C’est ce qui me fait sortir hors de moi

Ce n’est pas la première fois qu’elle lui manquait de respect

Mais j’ai réussi à laisser exprimer celle plus calme, plus douce, plus intelligente

Je l’ai laissée repartir avec sa détresse et sa faiblesse d’âme

Moi mes amis m’ont portée

Ils m’ont tellement rempli d’amour

Ca me fait penser à « Philia » et mes cours de philo sur l’Amitié

La semaine de l’enterrement on croulait sous la fatigue

Mes amis avaient organisé tout le buffet

Entre toutes ces pompes funèbres qui nous disaient que ce n’était pas possible d’organiser les obsèques de maman le vendredi car c’était férié le jeudi, que ce n’était pas possible de trouver une salle de réception en si peu de temps

Qu’il n’y avait plus de place, que tout était complet

Qu’il fallait attendre le lundi ou le mardi d’après mais qu’au vu de l’état de son corps et du cancer qui avait déjà commencé à la ronger, son corps risquait de se dégrader, de se décomposer à vitesse grand V

C’est violent les pompes funèbres

Je me souviens de cette sensation de désespoir ce lundi soir

En plus d’encaisser la mort, je devais encaisser l’idée que peut-être on ne pourrait pas organiser un hommage digne de ce nom 

Ce stress, cette angoisse

C’est important pour faire son deuil de rendre un bel hommage

Et puis ces prix exorbitants

On n’a pas idée que la mort a un coût aussi pharaonique

On n’a pas idée à quel point la mort cristallisent toutes les inégalités de richesse

J’ai découvert un nouveau monde

Si vous n’avez pas d’argent il y a les fosses communes

Il y a aussi le maquilleur de l’ombre, celui qui maquille les morts pour les embellir

Le prix des tombes, des caveaux, les locations de tombe sur 10 ans et j’en passe

Je suis allée à la mairie payer l’emplacement de la tombe de ma mère

Le n°377

Elle a la chance d’avoir une belle vue 

Cette semaine là les températures avaient baissé, il n’avait fait que pleuvoir

Finalement tout s’est déroulé exactement comment on l’avait imaginé 

On a décoré la salle comme maman l’aurait aimée

Et le jour de l’enterrement

Le ciel était bleu, il faisait bon

Un halo lumineux a traversé l’Eglise

J’ai souri

C’était beau avec les vitraux

Une lumière si douce

Entremêlée à ces couleurs d’automne

C’était vraiment une belle journée

A la fois remplie de tristesse 

Mais aussi de beaucoup de joie, de vie et d’amour

Tous mes liens les plus sincères se sont renforcés, soudés

Toutes mes plus grandes amitiés ont pris une ampleur que je ne saurais exprimer

Une profondeur et un amour indescriptible

Au moment où le cercueil est rentré dans la terre

J’avais l’impression d’être dans un film

J’étais comme hors de mon corps

J’étais là

Mais toute une partie de moi était absente

Toute une partie de moi était ailleurs

Je vivais ce moment en décalage

On pleurait et on racontait des conneries 

Du coup on rigolait aussi

C’était un moment irréel

A présent, on continue le chemin à trois

Papa, Florine et moi

Mais maman est toujours là

Partout

Chaque détail de la maison

Chaque parc, chaque forêt

On allait souvent se balader dans les forêts alentours

Je ne saurai qu’à ma mort ce qu’il y a après

J’espère que la vie sur terre n’est qu’une partie du chemin

J’espère qu’il y a d’autres formes de vie

Des formes de vie tellement complexes qu’elles sont invisibles et inintelligibles pour l’humain

J’espère que s’il y a un après, que maman est libérée, qu’elle est sereine

Que la douceur de ses yeux verts réside paisiblement dans l’éternité